La bataille pour l’Amérique latine D’un côté, Hugo Chavez, La Havane (aux mains d’un Castro ou d’un autre), leurs alliés de Buenos Aires, La Paz, Managua et éventuellement Quito, et même, dans une position très particulière, Moscou, passent à l’offensive. De l’autre côté, une administration américaine assommée, dépassée, mais chaque fois plus nerveuse, entreprend de contre-attaquer. Les autres, passifs et déboussolés devant l’inévitable prise de position, assistent à ce qui n’est encore qu’une lutte d’idées mais qui commence à revêtir d’autres caractéristiques.L’Amérique latine se scinde en deux blocs. Le premier, variant sans aucun doute entre un centre gauche à la chilienne et un centre droit à la mexicaine, appartient au monde moderne, même si ses imperfections et ses retards le placent à l’arrière-garde. Il s’agit de gouvernements et d’électorats essentiellement convaincus de la valeur intrinsèque de la démocratie représentative, des libertés individuelles, du respect des droits humains, de l’économie de marché et de la globalisation, d’une relation cordiale de coopération avec les Etats-Unis et d’une aspiration à intégrer le "premier monde". Les imperfections sont réelles : dans aucun de ces domaines, le fonctionnement du Mexique, du Chili, du Pérou, de la Colombie, de l’Uruguay ou du Brésil n’est idoine, et la situation en Amérique centrale et dans les Caraïbes laisse encore plus à désirer.L’autre faction est plus homogène et compacte. Elle est sur le point de réaliser le rêve fidélo-guévariste des années 1960 : étendre son idée de révolution et de socialisme à toute la région, mais elle a maintenant les moyens nécessaires pour y parvenir. Ce bloc vit une tentation autoritaire constante, qui se concrétise de manière intermittente. Il est étatiste en économie, d’un nationalisme antiaméricain virulent, et il a élaboré et mis finalement en place une politique sociale qui est la clé de son succès.Avec les vastes ressources pétrolières vénézuéliennes, grâce à un nombre illimité de médecins cubains "aux pieds nus" – qui font également fonction de moniteurs sportifs, d’agitateurs politiques, d’alphabétiseurs dévoués et sont rompus au rôle d’agents de sécurité – et avec d’abondantes armes automatiques russes (qui seront bientôt fabriquées au Venezuela), le binôme Caracas-La Havane peut apporter aux masses abandonnées de Caracas et de Buenos Aires, de Bolivie, d’Equateur, du Nicaragua, et bientôt du Paraguay et du Guatemala, l’assistance sociale qu’elles n’ont jamais reçue. Les maigres résultats du Consensus de Washington, joints à l’impopularité de George Bush et au lyrisme tropical d’Hugo Chavez et de Cuba, contribuent au succès de la campagne. Au-delà de la discussion sur les mérites et les défauts des théories économiques respectives, ce bloc met en danger les avancées antidictatoriales de la région au cours des dernières années.Les deux groupes se disputent l’âme latino-américaine, mais avec des moyens très inégaux. Le parti de la modernité manque d’argent, d’armes et, surtout, de la "musique" nécessaire pour convaincre de ses bienfaits. Personne n’aspire à prendre la tête d’un groupe réfutant les tromperies de l’assaut populiste et tressant les louanges – qui peuvent paraître droitières – de la démocratie et de l’orthodoxie macroéconomique. Pour cette raison, les uns sont en train de gagner et les autres de perdre. Le Brésil ne rompra jamais avec son voisin vénézuélien : en plus de la frontière et de sa tradition d’isolationnisme orgueilleux, le président fait face, au sein de son parti, à une aile gauche qui accepte son alignement néolibéral en échange de saluts rhétoriques récurrents au drapeau anti-impérialiste.Michelle Bachelet au Chili pourrait se transformer en héraut des succès de son pays, mais, entre ses tribulations internes, sa réticence personnelle et les dimensions de son pays, elle préfère se mettre à l’écart, peut-être à juste titre, et ne pas effacer son passé de gauche. L’Espagne, qui a été dans le passé un protagoniste, oscille entre les ventes militaires et l’effacement, du fait du goût de M. Zapatero pour les affaires intérieures et de sa répugnance à tenir ce rôle. Et les petits pays, comme le Costa Rica, dotés de leaders indéniables comme Oscar Arias, souffrent des conséquences de leurs actes : en essayant de s’affronter à M. Chavez, M. Arias a récemment vu fermer une usine d’aluminium appartenant au gouvernement vénézuélien.Le Pérou, la Colombie et l’Uruguay pourraient participer au combat, mais chacun souffre de faiblesses évidentes : Alvaro Uribe d’une frontière avec le Venezuela, Alan Garcia d’un mandat précaire. Le président Tabar Vazquez paiera cher son audace d’inviter George Bush à Montevideo le 9 mars : de l’autre côté du Rio de la Plata, Hugo Chavez et son voisin Nestor Kirchner préparent une grande manifestation contre le "diable", comme le nomme M. Chavez. En résumé, seul un pays peut monter à bord de ce quadrilatère contre Hugo Chavez et Fidel et Raul Castro, à condition de compter sur des alliés divers et généreux, surtout là où il y a de l’argent : Washington et Bruxelles. Ce pays est évidemment le Mexique.Du fait des dimensions du pays, de l’histoire du succès – relatif, sans doute – des dernières années, du fait des qualités de son nouveau président, et par la diversité des intérêts mexicains en Amérique latine, le Mexique et Felipe Calderon peuvent batailler contre la politique de l’autre bande. M. Calderon est bon pour le débat, parce qu’il aime cela ; le Mexique possède des intérêts réels au Venezuela, en Amérique centrale, en Equateur et, évidemment, au Brésil et au Chili.Il existe déjà des antécédents : tant Ernesto Zedillo que Vicente Fox ont essayé de battre en brèche et de mettre en déroute idéologique Hugo Chavez et Fidel Castro, avec plus ou moins de succès : l’opinion publique n’approuva pas les élites politiques et intellectuelles du pays. Personne aussi bien que M. Calderon ne peut défendre le chemin démocratique, globalisé, moderne et social du premier bloc ; personne aussi bien que lui ne peut montrer les pièges et les mensonges du second. Ce n’est pas le débat que quelques-uns d’entre nous souhaiteraient : entre une gauche moderne et un centre droit libéral. Mais c’est le débat qui s’impose aujourd’hui en Amérique latine. Cependant, M. Calderon a des doutes et Washington ne lui facilite pas les choses.Son scepticisme s’alimente à deux sources. Il est tenté de chercher, quel qu’en soit le coût, l’appui interne du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et, de façon plus incertaine, celui du Parti de la révolution démocratique (PRD), pour engager les réformes dont le pays a indubitablement besoin. Et, en effet, une croisade contre le bloc populiste provoquerait l’ire de ses adeptes au Mexique, sans parler de celle des acolytes de Cuba. Voilà pourquoi Calderon hésite, même s’il dissimule son indécision derrière le principe de la non-intervention et le désir d’être en bons termes avec tous. Mais le PRI ne fera aucun cadeau à un gouvernement calderoniste chaque jour plus monocolore, quoi qu’il se passe à Caracas et en Amérique latine ; Hugo Chavez et La Havane persévéreront dans leur volonté hégémonique, quoi que fasse le Mexique pour éviter des conflits avec eux.Le problème est que George Bush n’offre pas au Mexique et à son président l’appui politique nécessaire pour se lancer dans cette bataille. Si M. Calderon le fait sans montrer au peuple mexicain les avantages d’une relation satisfaisante avec le voisin du Nord, la démagogie nationaliste du PRI et de Lopez Obrador finira par lui imposer le retour à la vieille politique extérieure mexicaine : celle de l’autruche. En revanche, si George Bush apportait dans ses bagages les ressources, les accords commerciaux, l’assistance aux petits pays et la réforme intégrale de l’immigration, tellement désirée et reportée, le Mexique pourrait se lancer en position de force dans une guerre idéologique que personne d’autre ne peut livrer. Ce combat est indispensable et ne peut être renvoyé à plus tard.